France 24: De notre envoyé spécial à Tbilissi – À la veille d’une semaine décisive qui pourrait voir l’adoption définitive du projet de loi sur l'"influence étrangère", opposants, journalistes indépendants et responsables d’ONG sont victimes d’agressions physiques et d’actes d’intimidation. Depuis dix jours, le gouvernement prorusse au pouvoir à Tbilissi ne fait plus mystère de son intention de recourir à la force pour imposer un texte visant à faire taire ses critiques.
"Hier soir, des affiches ont été placardées devant mon domicile, sur la porte de mon appartement et à l'entrée de l'immeuble. Il était écrit 'ennemi de l'Église', 'ennemi de l'État', 'propagandiste LGBT', 'espion étranger'." Giorgi Oniani, le directeur général adjoint de Transparency International en Géorgie – ONG allemande de lutte contre la corruption gouvernementale, présente dans plus de 110 pays – est inquiet, vendredi 10 mai, quand il décrit ce qui s’est passé chez lui quelques heures plus tôt. Mais il est loin d'être surpris.
Témoignant dans les locaux de son organisation, il est persuadé que les auteurs des tags ont agi avec la complicité du pouvoir en place. "Ce sont eux qui ont fait afficher ça, qui font de l'intimidation. Ils font tout pour perturber notre travail", explique-t-il. "Tout cela a eu lieu dans un groupe d’immeubles censé être protégé parce que le Premier ministre y habite. Mais nous avons découvert que les caméras de surveillance étaient éteintes. J'ai appelé la police au petit matin mais elle a refusé de venir et d'enregistrer ma plainte."
Âgé d’une quarantaine d'années, diplômé d’une université moscovite, Giorgi Oniani a réalisé l'essentiel de sa carrière au sein du ministère géorgien des Affaires étrangères avant de rejoindre ce que l’on appelle la "société civile" et ses organisations qui entendent surveiller l’action des gouvernements et la dénoncer quand ceux-ci ne respectent pas les lois ou les droits des individus.
Ces ONG sont aujourd'hui dans le viseur du gouvernement géorgien. Après une première tentative avortée en mars 2023, le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, veut faire adopter un projet de loi imposant à toute organisation qui perçoit plus de 20 % de ses financements de l’étranger de s'enregistrer en tant qu'"organisation poursuivant les intérêts d'une puissance étrangère".
Avec la Suède et le Danemark comme principaux donateurs, la branche géorgienne de Transparency International entre dans cette catégorie. Adopté par le Parlement géorgien à deux reprises, ce texte qui reprend fidèlement les termes d’une loi russe sur les "agents étrangers" a provoqué une réaction des Géorgiens, qui manifestent massivement depuis début avril dans les rues de la capitale Tbilissi.
Au départ pacifiques, ces rassemblements ont été violemment réprimés par la police et par des hommes en civil depuis le 30 avril. Ce jour-là, le milliardaire et ex-Premier ministre Bidzina Ivanichvili a fait une rare apparition publique pour défendre le projet de loi et fustiger l’Occident, qualifié de "parti mondial de la guerre" et responsable de la "propagande LGBT".
"Tout est allé très vite. Le rythme de la répression s'est accéléré très rapidement, au point que l'on a le sentiment de vivre maintenant en Biélorussie", estime Giorgi Oniani. "Vous me demandez comment la loi sur l''influence étrangère' va nous affecter, mais elle nous affecte déjà ! Elle nous affecte, moi et ma famille."
Des appels téléphoniques malveillants
Nika Simonichvili, un avocat de 32 ans et ancien président de l’Association géorgienne des jeunes avocats (Georgian Young Lawyers' Association, Gyla) affirme lui aussi que la répression contre les ONG est devenue féroce.
"Je n’ai pas été menacé directement mais des collègues qui travaillent pour des organisations non gouvernementales ont été menacés ces derniers jours. Ils reçoivent des appels sur leur téléphone. Une voix anonyme leur dit : "Si vous continuez votre travail, si vous continuez à protester contre cette loi, il y aura de mauvaises conséquences." Parfois, ce sont des membres de leur famille, y compris leurs enfants, qui reçoivent ces appels."
Pour lui, il ne fait aucun doute que les auteurs de ces menaces téléphoniques "sont liés au parti au pouvoir en Géorgie. Des appartements ont été visités, et dans l'entrée, des inscriptions comme 'agent étranger' ou 'traître à la Nation' ont été peintes. On a l’impression de revenir à l’époque soviétique."
À ses yeux, qualifier les ONG d’"agent de l’étranger" est à la fois infamant et nuisible aux citoyens géorgiens. "Ces organisations veulent améliorer la vie des Géorgiens, grâce à de l’argent qui vient de l’Union européenne, des États-Unis, du Royaume-Uni ou d'ailleurs."
Celle qu’il a dirigée, l'Association géorgienne des jeunes avocats, fournit une aide juridique gratuite "à des personnes sans ressources financières et dont les droits ont été violés par l'État", pointe-t-il.
"Depuis 1994, nous avons aidé un million de citoyens géorgiens. Demain, si cette loi est adoptée, les organisations qui s’occupent de violences familiales ou des personnes handicapées seront elles aussi qualifiées d’agentes de l’étranger", poursuit-il.
Une "loi russe"
Ce projet de loi sur "l’influence étrangère" sera présenté une troisième fois la semaine prochaine au Parlement géorgien, où le Rêve géorgien est majoritaire.
En cas d’adoption, le texte prévoit une amende de 25 000 laris (environ 8 700 euros) payable chaque mois par toutes les organisations qui refuseraient de se déclarer au service des "intérêts d'une puissance étrangère".