Une première évaluation menée par les services de renseignement a indiqué cette semaine que les frappes américaines contre des sites iraniens n’ont retardé que de quelques mois le programme nucléaire de Téhéran. Alors que Donald Trump insiste sur la destruction "totale" de ces installations, la CIA les juge "gravement endommagées". Cette séquence raconte surtout la défiance du président américain vis-à-vis des agences de renseignement. Explications.
Pour Donald Trump, pas de place au doute : les frappes militaires américaines du week-end dernier ont conduit à la destruction "totale" des sites nucléaires iraniens, a-t-il affirmé mercredi 26 juin lors du sommet de l’Otan à La Haye, aux Pays-Bas. Le 22 juin, déjà, le président américain faisait état d’installations "complètement détruites". Entre-temps, une première évaluation des services de renseignement américain a jeté le trouble sur cette version catégorique du locataire de la Maison Blanche.
Un rapport préliminaire classifié de la Defense intelligence agency (DIA), révélé mardi par CNN, donne à voir une autre réalité : les frappes américaines n’auraient retardé le programme nucléaire iranien que de quelques mois. Que nenni, a rétorqué mercredi Donald Trump, pour qui les États-Unis ont ralenti les projets de Téhéran pour plusieurs "décennies".
Le directeur de la CIA, John Ratcliffe, est allé peu après dans son sens. Il a indiqué mercredi, dans un communiqué publié sur X, que, selon "des informations crédibles", le programme nucléaire de Téhéran avait été "gravement endommagé par les frappes ciblées récentes". Et de poursuivre : "Cela inclut de nouveaux renseignements provenant d’une source ou d’une méthode historiquement fiable et précise, selon lesquels plusieurs installations nucléaires iraniennes clés ont été détruites et devront être reconstruites au fil des années."
Le chef du Pentagone a, quant à lui, défendu jeudi 26 juin le "succès historique" des frappes américaines en Iran. "On parle beaucoup de ce qui s'est passé ou pas. Faites un pas de recul : grâce à une action militaire décisive, le président Trump a créé les conditions pour mettre fin à la guerre. En décimant, anéantissant, détruisant – choisissez le mot – les capacités nucléaires iraniennes", a martelé Pete Hegseth.
Il n’a pas manqué, au passage, d’égratigner les journalistes présents face à lui, déplorant qu’"en cherchant des scandales en permanence, [...] vous passez à côté de moments historiques". Mais le ministre de la Défense n'a pas apporté, à ce stade, de nouvel élément concret susceptible d'attester de l'efficacité des frappes américaines menées à Fordo, Natanz et Ispahan.
"J’ai une grande confiance dans mes services de renseignement, mais…"
Cette divergence de point de vue entre le pouvoir et le renseignement américain s’expliquent notamment par le fait que "les analystes s’efforcent de décrire le monde tel qu’il est, alors que les politiciens cherchent à le décrire tel qu’ils voudraient qu’il soit", selon Larry Pfeiffer, un vétéran du renseignement américain avec 32 ans de service derrière lui, interrogé par AP.
S'il est courant que les présidents réagissent mal à des informations jugées négatives émanant des services de renseignement, il est en revanche rare que ce type de conflit soit aussi visible publiquement. "Je ne crois pas qu’un autre président ait jamais riposté avec autant de vigueur que celui-ci", ajoute celui qui fut notamment l’ancien chef de cabinet de la CIA et directeur de la salle de crise de la Maison Blanche.
La méfiance de Donald Trump vis-à-vis du milieu du renseignement n’est pas nouvelle. Peu avant son investiture, fin 2016, le président élu avait déjà été irrité par un rapport de la CIA selon lequel la Russie aurait interféré dans le scrutin présidentiel pour l’aider à remporter l’élection.
"Vivons-nous en Allemagne nazie ?"
Donald Trump avait jugé "ridicules" les conclusions de l’agence de renseignement, allant même jusqu’à tweeter : "Les agences de renseignement n’auraient jamais dû permettre à ces fausses informations de 'fuiter' dans le public. Une dernière attaque contre moi. Vivons-nous en Allemagne nazie ?"
Donald Trump est également revenu publiquement sur ce sujet lors d’un sommet à Helsinki avec le président russe Vladimir Poutine, en 2018. "J’ai une grande confiance dans mes services de renseignement, mais je dois dire que le président Poutine a été aujourd’hui extrêmement ferme et convaincant dans son démenti", a-t-il déclaré. "Il a dit que ce n’était pas la Russie. Je dirai ceci : je ne vois aucune raison pour que ça le soit."
Ces déclarations publiques ont un effet délétère sur le milieu du renseignement, déplore auprès d’AP Fank Montoya Jr., ancien superviseur du FBI et directeur du Centre national de contre-espionnage et de sécurité : "C’est vraiment démoralisant, parce que personne [dans le renseignement] ne fait de la politique. On étudie les données et les analyse. Quand ce genre de critique infondée vient du principal décideur politique, cela sape le moral."
Le témoignage de Tulsi Gabbard devant le Congrès balayé d’un revers de main
Lors de son second mandat, Donald Trump a nommé des fidèles pour diriger les services de renseignement américains. Tulsi Gabbard est placée à la direction du renseignement national et John Ratcliffe prend la tête de la CIA. Tous deux ont promis de purger les agents jugés déloyaux et de mettre fin à ce qu’ils considéraient comme une "instrumentalisation" du renseignement.
Mais des tensions ont vite vu le jour. Au mois de mai, une note déclassifiée par le National Intelligence Council a contredit une affirmation de Donald Trump selon laquelle il y aurait une coordination entre le gouvernement vénézuélien de Nicolas Maduro et le gang criminel Tren de Aragua. Or, c’est sur cet argument que reposait le recours à l’Alien Enemies Act, une loi du XVIIIe siècle exhumée par l'administration Trump pour expulser des immigrés du territoire américain. Après cette note, Tulsi Gabbard a limogé deux officiers du renseignement, considérés comme opposés à Donald Trump.
Puis les tensions se sont accrues avec la guerre entre Israël et l’Iran. Alors que Tulsi Gabbard avait affirmé en mars devant le Congrès que les agences de renseignement américaines ne pensaient pas que l’Iran poursuivait activement un programme nucléaire militaire, Donald Trump l’a brutalement contredite.
"Je me fiche de ce qu’elle a dit", a-t-il ainsi déclaré à des journalistes la semaine dernière. Depuis, Tulsi Gabbard a accusé les médias d’avoir déformé son témoignage et a affirmé que l'Iran pourrait produire une arme nucléaire "en quelques semaines". "Le président Trump a clairement indiqué que cela ne doit pas arriver, et je suis d’accord", a-t-elle ajouté.
Pour Larry Pfeiffer, étant donné le scepticisme du président américain envers les responsables du renseignement, "le premier réflexe [de Donald Trump] est de penser que si le renseignement lui dit quelque chose qui ne va pas dans son sens, c’est parce qu’elle cherche à lui nuire".
D’anciens responsables du renseignement estiment finalement qu’il faudra des jours, voire des semaines ou des mois, pour dresser un tableau complet des conséquences des frappes américaines sur les capacités nucléaires iraniennes.
Avec agences